Electricité : quelle vision, quel leadership ?

MIS EN LIGNE LeSoir.be LE 16/10/2018 À 06:00

PAR JEAN-POL PONCELET, ANCIEN MINISTRE DE L’ENERGIE, MEMBRE DE L’ACADÉMIE ROYALE DE BELGIQUE

Le « père » de la dérégulation du marché de l’énergie dans les années nonante énonce les contradictions de la politique actuelle en la matière

Le gouvernement n’est pas une solution à notre problème. Le gouvernement est le problème.  » Avérée ou non, la maxime prêtée à Ronald Reagan, quarantième Président des Etats-Unis, pourrait sans doute illustrer l’hallucinant imbroglio dans lequel se trouve aujourd’hui la politique énergétique de notre pays.

Pour en juger, ayons à l’esprit deux fondamentaux de l’intégration européenne dans ce domaine.

Le premier est le Traité de Lisbonne (1993), qui établit en son article 194 l’énergie comme une compétence partagée entre l’Union européenne et les Etats membres, notamment «  en vue d’assurer le fonctionnement du marché de l’énergie [et] d’assurer la sécurité de l’approvisionnement en énergie  ». Le même article confirme par ailleurs – et ce n’est pas la moindre des contradictions – que les États membres seuls choisissent leurs sources d’énergie et la structure générale de leur approvisionnement.

Le second texte fondamental est la Directive 96/92/EC du 19 décembre 1996 qui établit «  des règles communes concernant la production, le transport et la distribution de l’électricité  ». Elle a été transposée en droit belge par la loi du 29 avril 1999 «  relative à l’organisation du marché de l’électricité  », qui se trouve avoir été rédigée et défendue au Parlement à l’époque par l’auteur de ces lignes.

Un soutien à la compétitivité

Rappelons qu’auparavant, et depuis l’immédiat après-guerre, que la production fût publique – comme en France – ou privée – comme en Belgique –, le secteur de l’électricité était très fortement réglementé par les États, directement ou via des structures intermédiaires. Des entreprises monopolistiques, intégrées verticalement dans les périmètres nationaux, assuraient l’ensemble des missions – production, transport, distribution. Les investissements étaient planifiés et programmés. Les prix de l’électricité étaient contrôlés et même dirigés : les coûts des différentes énergies primaires utilisées pour la produire étaient « moyennés » et globalisés. Cela servait la politique industrielle et soutenait la compétitivité. On pouvait en effet atténuer les charges des entreprises au détriment des consommateurs captifs que sont les ménages.

A la recherche du bouc émissaire

Les trois activités historiquement intégrées sont désormais scindées (unbundling) et les producteurs mis en concurrence par le marché. Les consommateurs peuvent choisir leur fournisseur. La doctrine libérale s’est imposée au nom du dogme : les marchés, sanctuarisés, sont considérés comme étant a priori aptes à tout régler et naturellement vertueux. Les exploitants ont donc changé de rôle : sans la planification et la programmation des investissements qu’ils acceptaient en échange d’une assurance sur leur rentabilité globale, ils n’endossent évidemment plus la responsabilité de la sécurité de l’approvisionnement. Le gouvernement fédéral, pris en défaut d’anticipation et de vision, feint de l’avoir oublié et cherche un bouc émissaire.

Une escroquerie intellectuelle

A ces profondes réformes s’est ajoutée en Belgique la fin programmée du recours à l’énergie nucléaire, qui est inscrite dans la loi depuis janvier 2003 mais n’a jamais été prise en compte. On en connaît la genèse : il s’agit de la rançon payée alors aux écologistes par M. Verhofstadt pour prix de leur soutien à la coalition qu’il construisait contre les démocrates-chrétiens. Revêtu aujourd’hui d’un habit climatique, ce choix dogmatique a tout d’une escroquerie intellectuelle. Même si le recours à de nouvelles capacités – nécessairement gazières – pouvait être limité, soit par des mesures d’économie drastiques, soit grâce à l’usage intensif d’énergies renouvelables, tout nouveau kWh d’origine fossile introduit sur le réseau électrique augmentera les émissions de gaz à effet de serre alors que nous avons le devoir impératif de les réduire au plus vite. Par ailleurs, le gaz sera importé : négliger la conséquence géopolitique d’une dépendance russe accrue c’est s’exposer demain, implacablement, à la menace d’un chantage attendu face auquel la vertu climatique revendiquée sera de bien peu de secours. Demandez donc aux Ukrainiens ce qu’ils en pensent…

Des mécanismes qui ne fonctionnent pas

L’électricité n’a pas pu échapper à la vaste déréglementation de l’économie que les diverses mouvances libérales et néolibérales ont imposée en Europe à la fin du siècle dernier. Soit. Reconnaissons humblement que les mécanismes de marché tant vantés ne fonctionnent pas. Et qu’en l’espèce, vu la nature et la complexité technique du sujet, ils ne pouvaient sans doute pas fonctionner. D’autant moins qu’au nom d’une bonne conscience climatique ils ont rapidement été tordus par une inondation d’aides publiques déraisonnables en faveur de certaines énergies renouvelables. De sorte que plus aucun investissement n’est envisagé s’il n’est subventionné. Échec et mat pour le marché !

Il reste au gouvernement à faire simplement ce qui est attendu quand on prétend au leadership : proposer une vision, l’expliquer pour justifier les efforts qu’elle exige, entraîner l’adhésion et enfin la mettre en œuvre. S’agissant de l’électricité on n’en discerne toujours pas aujourd’hui le moindre signal…

Source : https://plus.lesoir.be/184600/article/2018-10-16/electricite-quelle-vision-quel-leadership